« La présence du loup fragilise le pastoralisme et entraîne de profonds changements de l’écosystème cévenol humanisé. »

En quoi consistent vos travaux ?

AMB : Ayant une double formation (biologie-zoologie et ethnologie), l’ensemble de mes recherches concerne les relations entre les sociétés humaines et leurs animaux domestiques, en particulier le pastoralisme, en France, au Maghreb et en Afrique de l’Ouest. J’ai effectué mon premier terrain au cours de l’été 1969 – un an avant la création du parc national des Cévennes – en étudiant la transhumance ovine entre la garrigue et le mont Aigoual. Cela fait donc un demi siècle que je suis l’évolution du pastoralisme dans les Cévennes et sur les Causses. J’ai participé à la constitution du dossier de candidature à l’inscription au Patrimoine de l’Humanité de cette région agropastorale (UNESCO, juin 2011), puis j’ai été membre jusqu’en 2018 du conseil scientifique de suivi de cette inscription.

A partir de vos observations, quelles conséquences le retour du loup a-t’il eu dans les Cévennes ?

AMB : Le système transhumant cévenol reste en majorité caractérisé par le rassemblement de nombreux petits troupeaux d’agropasteurs, sous la responsabilité d’un « entrepreneur de transhumance », un éleveur possédant un troupeau de plusieurs centaines de brebis. Ces troupeaux collectifs gagnent à pied, par les drailles, les estives des monts Aigoual et Lozère. Quelques-uns transhument sur les Causses.

Les éleveurs cévenols et caussenards ont suivi avec inquiétude le retour des loups dans les Alpes au début des années 90, l’installation des meutes et l’augmentation de la prédation sur les troupeaux en alpage.

A partir de 2009, le passage de loups solitaires venus des Alpes a été constaté en Cévennes. Mais ce n’est qu’en 2012 que des attaques sur des troupeaux sédentaires non gardés du Causse Méjean ont eu lieu. Puis à partir de l’été 2013, la prédation s’est étendue aux transhumants du mont Lozère malgré la garde quotidienne et la présence de patous, certains éleveurs ayant anticipé le retour des loups.

Responsables de troupeaux collectifs de plus de 1000 bêtes, les éleveurs transhumants ont dû pratiquer une garde plus « serrée », c’est-à-dire restreindre le déploiement du troupeau sur le pâturage, pour pouvoir surveiller les brebis sur des estives parsemées de rochers et de bouquets d’arbres propices à la prédation. Des attaques ont aussi lieu sur les bêtes en queue du troupeau au moment de la rentrée au parc. Et ce sont souvent les vautours, réintroduits par le parc national des Cévennes dans les années 80, qui signalent la présence de cadavres de brebis dont ils se repaissent, empêchant que des constats soient faits et que les éleveurs soient indemnisés.

En 2018, à la suite de la mort d’une cinquantaine de brebis, un important troupeau a quitté les estives du Lozère dans le courant du mois d’août, plusieurs semaines avant la date habituelle.

La présence permanente de loups est aujourd’hui reconnue sur l’Aigoual. Leur territoire s’étend chaque année : certains ont même été vus dans la garrigue, jusqu’aux portes de Nîmes et de Montpellier ; sur le Causse du Larzac, les troupeaux sédentaires qui fournissent le lait pour la fabrication du Roquefort ont subi un grand nombre d’attaques depuis plusieurs années.

En Cévennes, la prédation peut mettre en péril le système traditionnel de prise en charge des petits troupeaux, des responsables de transhumance envisageant de n’estiver que leurs brebis sur des parcours situés plus près de leur lieu d’hivernage et plus faciles à sécuriser. Une autre conséquence concerne le risque de non-transmission familiale des troupeaux et l’abandon de l’installation de jeunes éleveurs dans ce contexte de stress quotidien dû à la crainte des attaques.

Est-ce que la présence du loup modifie l’écosystème des Cévennes ?

AMB : Si le loup peut être « gage de biodiversité » en régulant les populations d’herbivores sauvages dans de vastes espaces non habités, comme dans le parc du Yellowstone, le statut d’espèce « strictement protégée » que lui ont accordé la Convention de Berne et la Directive « Habitat Faune Flore », limitant drastiquement l’abattage du prédateur, fragilise le pastoralisme et entraîner de profonds changements dans le contexte de l’écosystème cévenol humanisé.

Pourtant le système d’élevage extensif, en particulier le pâturage des troupeaux  transhumants sur les estives des monts Aigoual et Lozère, maintient l’ouverture des paysages et favorise une flore et une faune diversifiées.

Ces paysages agropastoraux, inscrits sur la liste du Patrimoine mondial en juin 2011 par l’UNESCO, attirent les amateurs de tourisme vert, une autre activité économique importante dans cette région. La cessation de l’élevage ovin transhumant entrainerait l’embroussaillement des estives, toutes situées en dessous de la limite de la forêt, donc l’appauvrissement de la flore et de la faune. De même dans les Cévennes méridionales, à la disparition d’une grande partie des petits troupeaux des agriculteurs, composés de races ovines rustiques (caussenardes et raïoles),  correspondraient l’extension de la forêt et la désertification des villages.

Si demain, sous la pression de la prédation l’élevage ovin disparait, quel avenir pour le parc national des Cévennes ?

AMB : Le parc national des Cévennes, seul parc national français habité en permanence, couvre la majorité du territoire cévenol. Il a été créé en 1970 pour préserver une région de moyenne montagne dont les paysages sont le résultat des activités agropastorales pratiquées sur le long temps.

Dès les premières attaques des troupeaux par des loups, en 2012, le conseil d’administration du parc national des Cévennes a déclaré « à la quasi-unanimité » que « la présence du prédateur n’est pas compatible avec les techniques d’élevage mises en œuvre sur le territoire du parc (…). Nos systèmes d’élevage produisent de la biodiversité. La présence du loup remettrait en cause cette biodiversité. Nous avons fait notre choix (…). Sur notre territoire donc, le loup n’a pas sa place ». Une prise de position renouvelée en 2015, le conseil d’administration affirmant être « favorable à la mise en œuvre de tirs d’effarouchement et de tirs de défense dans le cœur du parc national des Cévennes »[1].

Si ces mesures ne sont pas appliquées afin de limiter le nombre des prédateurs et de maintenir l’élevage ovin extensif, l’inscription au Patrimoine de l’Humanité des paysages agropastoraux sera annulée.

Selon la charte du parc national des Cévennes (p.38) : « Le maintien de systèmes d’élevage basés sur le pastoralisme et la transhumance constitue une condition essentielle du maintien du caractère du Parc national des Cévennes et de la pérennité des paysages culturels de l’agro-pastoralisme des Causses et des Cévennes, inscrits sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. De manière générale, l’agriculture et l’élevage sont indispensables à la vitalité de l’économie comme à la qualité des paysages et la conservation de la biodiversité (la majorité des habitats et des espèces d’intérêt européen du Parc national des Cévennes dépendent de la conservation des milieux ouverts) »[2].

Dans ce contexte, et malgré la récente affirmation du ministre de l’agriculture – « entre le prédateur et l’éleveur je choisirai toujours l’éleveur »[3] –, on ne peut que s’interroger sur le devenir du parc national des Cévennes. En effet, bien que le nombre de 500 loups soit atteint et même dépassé, l’administration française continue de refuser de se joindre à la Suisse pour demander le changement de statut du loup (de strictement protégé à protégé), ce qui permettrait de réguler sa présence et de défendre les troupeaux.

[1] Délibération n° 20150425 du 03/07/15 relatif au Conseil d’administration du Parc national des Cévennes

[2] www.saint-sauveur-camprieu.fr/fr/actualite/162655 (Charte approuvée par décret n°2013-995 du 8 novembre 2013)

[3] Discours de clôture au Congrès des Jeunes Agriculteurs le 6 juin 2019.