Il faut lutter contre l’isolement, oser dire ce que l’on ressent pour éviter l’épuisement professionnel

Depuis 30 ans, le Docteur Pascal Thévenot est médecin du travail à la MSA des Alpes du Nord. Il travaille auprès des populations agricoles : salariés et éleveurs. Son rôle est de faire de la prévention et depuis quelques années de d’aider les éleveurs confrontés aux attaques des loups. Force et de constater que la prédation fait partie intégrante du risque du métier et crée des contraintes de travail importantes.

Quelles conséquences, le retour du loup a-t-il eu sur les éleveurs ?

Docteur Pascal Thévenot : Lors d’une attaque de loup, mes éleveurs sont victimes des attaques, au même titre que le troupeau. Ils subissent un choc psychologique. Les enfants, les conjoints, les éleveurs vivent cette violence. C’est compliqué pour toute la famille car on parle loup toute la journée. Les enfants sont inquiets et ressentent l’angoisse de leurs parents. L’isolement est la conséquence la plus classique et aggrave très souvent la situation. C’est une grande source d’inquiétude. Il faut absolument que les éleveurs échangent, demandent de l’aide. Les enfants non plus ne parlent pas ; c’est le sujet difficile, tabou de la famille. Tous ont des difficultés pour en parler à l’extérieur, car ils se heurtent à l’incompréhension de leurs proches ou de la société.

L’autre conséquence est l’impact sur le métier. Ils se disent ne plus être des éleveurs. Ils n’élèvent plus des animaux pour faire la meilleure qualité, mais ils passent leur temps à les défendre et à s’occuper des chiens qui les défendent. Ils ont le sentiment de ne plus être éleveurs mais d’être des gardiens. C’est le sens même du métier qui a changé et ça peut expliquer qu’un certain nombre d’éleveurs décrochent et lâchent le métier.

Que se passe-t-il « médicalement » pour l’éleveur confronté à une attaque de loup ?

Docteur Pascal Thévenot : L’éleveur vit un traumatisme que l’on appelle médicalement un stress post traumatique lié à la surprise et à la vision des blessures et de la mort. Les éleveurs entrent en état de sidération. Certaines personnes se libèrent en exprimant une violente colère. Puis durant quelques jours, la colère laisse place à l’effet de réminiscence. Ils se rappellent ce qu’ils ont vu, entendu ou senti. Cette phase est très particulière car il n’est pas nécessaire de voir les choses pour les ressentir, il suffit d’une banale odeur de sang par exemple, d’un bruit… et les souvenirs remontent à la surface. De là va naître la mémorisation du traumatisme qui va revenir très régulièrement sous forme de flashs, de cauchemars, de troubles du sommeil et va entrainer à la fois de la peur et de l’évitement. Ce stress post-traumatique est classique. Il est le même pour les victimes des attentats ou d’attaques à mains armées.

A ce moment-là, il est important que les éleveurs et les bergers soient bien entourés, pour arriver à libérer le stress et à se sentir mieux. Cependant j’ai rencontré des éleveurs et des bergers, qui à partir de ce premier évènement, ont abandonné le métier. Les brebis ne sont pas qu’un troupeau. Il y a un lien particulier qui dépasse l’idée de l’élevage système économique.  Certains éleveurs ont pris la décision de ne plus retourner en alpage parce que cet évènement à caractère exceptionnel n’a rien d’exceptionnel aujourd’hui. C’est d’ailleurs le fond du problème. Ces éleveurs se sont reconstruits avec l’idée qu’en mettant en place un certain nombre de choses, ils ne revivront pas ce qu’ils ont vécu. Et à ce moment-là, il y a des récidives. Le côté exceptionnel se banalise et la peur augmente. Pour un certain nombre d’eux, ça pose des questions importantes. Ils ne sentent incapables d’être un protecteur de leurs animaux mais aussi de leur famille.

Quels risques du métier constatez-vous ?

C’est la famille qui constate immédiatement la conséquence que l’attaque a sur l’éleveur.  Le conjoint se renferme sur lui-même et n’arrive plus à parler. Dans un même temps, ils sont obligés de mettre en place toute une série de prévention et de protection, ce qui accroît leur charge de travail. Une surveillance permanente est nécessaire pour certains troupeaux, ce qui engendre une suractivité et un manque de sommeil. Comme certains me le disent, il ne faudrait pas un berger, mais 3 bergers pour avoir une surveillance des troupeaux  24 heures sur 24. Or c’est impossible, ce sont les éleveurs qui s’impliquent et qui sont sur le qui-vive permanent. Ils dorment mal et s’épuisent. Avec la pression de la prédation, les éleveurs n’ont plus un chien, mais 2, 3, 4… Le suivi des chiens est aussi un travail supplémentaire. Il faut les nourrir, les élever, et les surveiller pour qu’ils n’attaquent pas les touristes. Ils multiplient les activités avec la création des nouvelles contraintes, sans avoir la possibilité d’avoir un personnel adapté.

On passe alors de la forme aigüe qui est le stress post-traumatique à la forme chronique qui est l’épuisement professionnel. Je vois des éleveurs qui s’épuisent et qui dorment peu. Au bout du compte l’organisme a monopolisé toutes les capacités et arrive au bout des choses. A ce moment-là, l’éleveur entre en dépression ou somatise (gens qui ont des douleurs que l’on n’arriva pas à trouver) et puis, parfois ils abandonnent le métier.